Librairie Pierre Saunier

Équipée. Voyage au pays du réelÉquipée. Voyage au pays du réel Équipée. Voyage au pays du réelÉquipée. Voyage au pays du réel

Segalen (Victor).
Équipée. Voyage au pays du réel. Préface de Jean Lartigue.

Paris, La Palatine – librairie Plon, 1929 ; in-8, broché. 5 ff., X & 241 pp., 3 ff.

2 500 €

Édition originale, posthume.

Un des 30 exemplaires numérotés sur Japon, deuxième papier du tirage de tête, après 10 Chine – et avant 75 Hollande, 200 Lafuma et 2400 alfa.

C’est une habitude chez Segalen de questionner et bousculer les divers genres littéraires qu’il cultive sur le métier. Il en va ainsi dès les premières lignes d’Équipée, où le genre « récit de voyage » – sur ce point le sous-titre est, semble-t-il, assez clair – est aussitôt discuté : J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits de ce genre : récits d’aventures, feuilles de route, racontars – joufflus de mots sincères – d’actes qu’on affirmait avoir commis dans des lieux bien précisés, au long de jours catalogués. Bref, on saurait d’emblée à quoi s’en tenir. Quel intérêt de poursuivre ? – d’ailleurs, si on était aussi bien inspiré, on interromprait là cette fiche déjà suspecte, satisfaisant enfin ceux qui n’en demandent pas tant, dépités ou las de toute cette présomptueuse bagagerie et on aiguillerait le chaland vers des présentations moins meurtrières, plus limpides, comme celle du professeur Henri Bouillier dont c’est le métier.

Mais reprenons, à la formule énigmatique, source de toute l’ambiguïté foisonnante et poétique d’Équipée, qui suit la vindicte de Segalen : qu’on le sache : le voyage n’est pas accompli encore. Il reste donc à faire… ce voyage pour lequel s’écrit son récit – comment peut-il prétendre alors au genre qu’il se donne ? Équipée est un avatar du récit de voyage (comme René Leÿs pour le roman), la face non « journal » du voyage pour reprendre le mot de Segalen parodiant Lewis Carroll à la page 570 du tome II de sa correspondance – un avatar audacieux, innovant même, puisqu’il ouvre une voie pour la Grande Garabagne à venir. Il ne s’agit plus de raconter une expédition, d’aligner ses racontars, mais de faire du livre l’expédition elle même. Me voici enfin à pied-d’œuvre, au pied du mont qu’il faut gravir. (…) Du poète ou de l’alpiniste, lequel portera l’autre ou s’essoufflera le plus vite ? L’un et l’autre se confrontent ensemble au réel dans l’action – mais l’un est l’autre, comme si écrire et voyager partaient unis… et dédoublés dans le monde du rêve et des mots. A charge pour l’écrivain-voyageur d’Équipée de revitaliser ces mots pour les placer à la hauteur du réel.

Le postulat du «départ », Segalen l’a posé tout aussi vite : l’imaginaire déchoit-il ou se renforce quand il se confronte au réel ? Le réel n’aurait-il point lui-même sa grande saveur et sa joie ? Du choc permanent de ces mondes opposés, dans la tension maintenue qui résulte de ces brassées régulières entre ces deux eaux, à chaque page, à chaque pas, jaillit quelque étincelle… celle de la littérature qui ne semble jamais avoir autant participée au réel.

C’est durant l’expédition archéologique de 1914 que Segalen eut l’idée de ce livre. Comme il l’avait déjà fait, en 1909, avec Briques et Tuiles, il tenait sur le même principe des Feuilles de route. Si une part importante d’Équipée vient de ces notes quotidiennes d’étapes, le livre ne renvoit pas à la seule expédition de 1914. Dix années d’Imaginaire à couler sans tarder dans la matrice du réel – ajoute Segalen à la fin de son manuscrit. Équipée condense ainsi toute l’expérience du poète en Chine, depuis le premier voyage de 1909 jusqu’à la mission archéologique de 1914.

Le livre ne donne aucune date, ni ne précise aucun lieu – une gageure pour un journal de voyage – mais conserve le « je » de rigueur. Sans lien entre eux, en apparence, vingt-sept chapitres emblématiques tendent à rendre la quintessence des diverses expériences, vécues et inventées, au pays du réel réalisé depuis quatre mille ans, – mais c’est surtout le retentissement de ces expériences chez le voyageur qu’il importe à Segalen de rendre avec le plus de justesse et d’exigence possible. Dans ces centaines de rencontres quotidiennes entre l’Imaginaire et la Réel, j’ai été moins retentissant à l’un d’eux, qu’attentif à leur opposition. – J’avais à me prononcer entre le marteau et la cloche. J’avoue, maintenant, avoir surtout recueilli le son. Livre clef – à double détenteÉquipée est tout autant un récit de voyage, un essai qui reflète toutes les préoccupations de l’écrivain, un livre de saveur aussi, pour apprendre à déguster le Divers, fruit de l’opposition entre le Même et l’Autre… peut-être encore, l’avatar à peine dissimulé d’une autobiographie mentale. A Jean Lartigue, le préfacier, qui le premier en avait bu le suc rude et âcre, il avait annoncé : peu de livres me permettront de dire ainsi autant de choses peu dites.

Segalen entreprit la rédaction d’Équipée à bord du Paul Lecat qui le ramenait dans la tourmente de la guerre, le 9 septembre 1914, et la termina à Brest, le 6 février 1915. Une mention sur le manuscrit précise qu’il en fit une relecture en novembre 1916, peu de temps avant son dernier périple en Chine. Jean Lartigue s’occupa de l’établir, non sans avoir écarté un vingt-huitième chapitre jugé trop dur pour les missionnaires catholiques, et en signa la préface.